mercredi 21 novembre 2012

Dossier : Enquête sur nos médias

par Simon Delattre

I : Le Nouveau-Brunswick, royaume de la concentration de la presse
Irving, un empire industriel et médiatique
Le géant Irving détient 300 compagnies et emploie 8 % de la population du Nouveau-Brunswick. Chaque année il se classe parmi les 5 plus grandes fortunes du pays. Plus problématique, le groupe possède Brunswick News, qui regroupe presque 90 % des journaux de la province. Parmi eux : l’Étoile, le Times & Transcript, le Telegraph-Journal ou le Daily Gleaner. La compagnie est véritablement tentaculaire : raffinage du pétrole, foresterie, agriculture, transports, chantiers navals, agroalimentaire... Autant de sujets désormais sensibles pour les journalistes.

Il y a 10 ans le clan Irving s’est mis à acheter les hebdomadaires encore indépendants en forçant leurs propriétaires à les vendre. Marie-Linda Lord, ancienne directrice du programme d’information-communication à l’Université de Moncton explique leur stratégie : proposer aux annonceurs de publier leur publicité dans leurs pages à très bas prix pour mieux les attirer et couper de leurs ressources les journaux qu’ils convoitaient. En 2002 Irving a ainsi fait l’acquisition de 6 hebdomadaires anglophones et l’année suivante le journal francophone le Madawaska tombait sous sa coupe. Ce taux de concentration est presque unique pour un pays développé, et rend la situation de la liberté de la presse inquiétante.

Manque de pluralisme et de diversité des opinions
François Giroux, qui a eu une longue carrière à Radio Canada, le reconnaît : « La concentration des médias crée un monopole de la prise de parole dans l’espace public. Une seule tête décide de ce qui doit être dit sur certains sujets. C’est un problème et une limite à notre démocratie. » Au début du mois, plusieurs éditoriaux remettant en cause le bilinguisme ont fleuri dans les journaux anglophones. En réaction, une lettre de protestation signée par une centaine de personnes a été envoyée aux rédactions pour être publiée. Mais la validité de la liste des signataires a été remise en question le vice-président de Brunswick News, qui en passant n’est autre que Jamie Irving membre de la puissante famille Irving. Ce n’est qu’après quatre jours que ces journaux ont fait paraître la lettre en question. « Si la situation était autrement, on n’aurait pas connu la crise récente dont nous avons été touchés », estime Benoît Duguay, ex-journaliste et ex-président de l'Association acadienne des journalistes. « Je déplore cette situation malsaine et il faut la dénoncer de toutes nos forces. C'est comme si on avait un seul parti dans le parlement. C'est la démocratie, la réflexion et la diversité des pensées qui sont en jeux. »

Absence de contrôle juridique
Marie-Linda Lord pointe également du doigt l’absence d’organisme de contrôle des médias dans la province. Selon elle l’objectif du clan Irving n’est pas tellement de réaliser des profits ou de s’autopromouvoir, mais plutôt « de contrôler la parole publique ». « Malheureusement les employeurs sont dans leur droit », ajoute-t-elle. En effet d’après le Centre d’études sur les médias : « aucune législation visant à limiter de façon spécifique la concentration de la propriété des médias n’a jamais été adoptée au Canada ». Seul l’article 92 de la très générale Loi sur la concurrence donne le droit au Tribunal de la concurrence de refuser les fusions d’entreprises qui réduiraient la concurrence.

Face à ce constat, le lecteur avisé aura à cœur de multiplier les sources d’information et de garder un esprit critique…

II : Les journalistes de la province sont-ils indépendants?
Entre autocensure…
Les journalistes s’autocensurent en ne révélant pas certaines informations dont ils disposent. Certains nient jusqu’à ce qu’ils quittent le métier, mais beaucoup l’avouent. Les mots de Pascal Raiche-Nogue, journaliste à l’Étoile, l’hebdomadaire francophone, sont très éclairants : « Il n’y a pas de sujet tabou et je ne suis jamais forcé d’écrire quelque chose. Par contre je ne me permettrai pas d’enquêter sur Irving, ou en tout cas je m’assurerai d’avoir des preuves très très solides. Je sais qu’Irving est mon employeur donc je fais attention. Il ne faut pas mordre la main qui te nourrit. » Son rédacteur en chef, Denis Robichaud, l’appuie à son tour : « Si je sentais une pression, je ne serais plus ici, mais parfois il y a des sujets sur lesquels on ne peut pas aller… à moins d’avoir envie de vacances prolongées! » Ibrahim Ouattara qui enseigne l’éthique de l’information à l’Université de Moncton condamne fermement ces propos : « Tout journaliste peut invoquer une clause de conscience et ne devrait donc pas s’autocensurer. L’indépendance est la garantie de l’objectivité de l’information. Le public a droit à une information objective; donc lorsque le journaliste se censure il trahit sa fonction qui est de faire éclater la vérité, et il trahit aussi le public. Ces pratiques jouent contre le journalisme qui perd de sa crédibilité. C’est pour cela que les gens n’ont plus confiance aujourd’hui. »

...et pressions extérieures
La profession est-elle soumise à l’influence des industriels ou des hommes politiques? Abbé Lanteigne, ancien animateur au Téléjournal Acadie, nous parle de son expérience à ce poste : « Personnellement je me suis toujours senti libre et je n’ai jamais eu de blocages, mais je ne dis pas que ça n’existe pas… » Mais selon François Giroux la réalité est claire : « Les patrons influencent leurs médias c’est évident. Le journaliste qui veut progresser doit savoir ce sur quoi il ne doit pas parler ou sa carrière pourrait en pâtir. Si le patron veut cacher ou protéger ses intérêts, il arrive qu’il exerce des pressions. Ça se fait, c’est rare, mais je l’ai déjà vu à Radio Canada. On m’a déjà menacé de me mettre à la porte lorsque je parlais du dossier de l’expropriation des habitants du Parc Kouchibouguac, parce que ça ne servait pas les intérêts d’un dirigeant dont je tairai le nom. J’ai quand même fait mon reportage et je suis resté. » Pourtant le code éthique de Radio Canada disponible sur le site de la société d’État indique : « Nous sommes indépendants des lobbies et des pouvoirs politiques et économiques. Notre mission est d'informer, de révéler. Nous recherchons la vérité sur toute question d'intérêt public. »

La liberté d’expression a parfois été plus directement remise en cause. En 2011 Denis Roy, alors chroniqueur à l’Étoile, avait produit un papier dénonçant la situation de monopole. Sa direction ne lui a pas autorisé à le diffuser en intégralité, et il l’a donc fait publier dans l’Acadie Nouvelle. Depuis il ne travaille plus pour l’hebdomadaire.

Aucun commentaire: